Texte : Michel Motré
C’était il y a quatre-vingts ans : La rafle au quartier du Vieux-Port de Marseille en janvier 1943
Le 27 avril dernier, le carrefour Citoyen, association culturelle de Roquefort la Bédoule, a tenu une conférence consacrée à ce douloureux évènement. C’est Jacques Azam, professeur honoraire d’histoire-géographie et marseillais de naissance, qui s’est chargé de relater les temps forts de ce moment tragique de l’histoire marseillaise.
Jusqu’en novembre 1942, Marseille se situait dans la zone dite libre placée sous la tutelle du gouvernement de Vichy. Le quai de la Mairie avait d’ailleurs été renommé quai Pétain. Le débarquement des troupes alliées en Afrique du Nord dans le cadre de l’opération Torch le 8 novembre 1942 ainsi que la reddition des troupes françaises de Vichy avaient eu pour conséquence le déclenchement de l’invasion de la zone sud de la France le 11 novembre et par conséquent l’arrivée des troupes allemandes à Marseille.
A cette époque, le quartier du Vieux-Port est constitué d’immeubles dont les rez-de-chaussée abritent des boutiques et des ateliers, les étages recevant une population humble dont les origines sont variées avec une importante colonie italienne. Derrière le Vieux-Port, le quartier du Panier était réputé pour abriter des malfrats. Cet ensemble était d’ailleurs qualifié par les allemands de « chancre de l’Europe ».
Parmi les quartiers dans les viseurs des troupes d’occupation et de la police française, figurent celui de l’Opéra qui abrite de nombreuses familles juives du fait de la proximité de la synagogue de la rue de Breteuil, celui de la Belle de Mai et enfin un secteur dénommé la Fosse qui dans 14 immeubles accueille 13 maisons de prostitution.
Les opérations qui conduiront à la rafle font suite à une série d’attentats perpétrés par la résistance, dont celui du 3 janvier 1942 qui fit tomber plusieurs officiers nazis. Hitler et le chef des SS Himmler décident, en représailles, de détruire le nid des terroristes. C’est Carl Oberg, à la tête des SS et de la police du Troisième Reich pour la France, qui exige une solution radicale et complète pour Marseille. L’ordre est donné par Laval, président du conseil, le 11 janvier 1943 relayé par le préfet Bousquet, secrétaire d’État en charge de la police pour le régime de Vichy qui signe, le 14 janvier 1943, un ordre de mission, six mois après la Rafle du Vel d’Hiv à Paris qui avait eu lieu en juillet 1942. C’est ainsi que débute l’opération « Sultan » qui va se dérouler en plusieurs temps. Les quartiers, dont celui du Vieux-Port, considérés comme repaires de la résistance, sont bouclés dès le 22 janvier 1943. Les habitants sont sommés de quitter leurs habitations en ne conservant que quelques vêtements et papiers. En tout, 12 000 fonctionnaires français, gendarmes, policiers ou gardes mobiles sont mobilisés. Ce sont ces hommes, surveillés par les soldats allemands qui procèdent alors aux expulsions et au transport des personnes de tous âges (enfants, adultes et vieillards) dans des autobus, depuis le quai de la Mairie vers la gare d’Arenc. Là, entassés dans des wagons à bestiaux, avec trop peu d’eau et d’aliments, ils sont convoyés à Fréjus où s’opérera un tri. Comme le relate une victime de cette expulsion présente dans l’assemblée qui assiste à la conférence, le trajet a duré une journée au cours de laquelle, outre l’incertitude quant au sort réservé aux déplacés, ce sont les conditions insupportables qui restent gravées dans les mémoires.
Entre le 22 et le 24 janvier 1943, ce sont près de de 40 000 personnes qui sont contrôlées et plus de 20 000 personnes victimes de cette rafle qui sont évacués. Arrivés à Fréjus, ils sont triés. D’après les chiffres du Mémorial de la Shoah, au total, 1642 habitants seront envoyés à Compiègne puis déportés, dont près de 800 juifs envoyés à Sobibor en Pologne, tandis que ce sera Orianenburg-Sachsenhaussen pour plus de 700 autres – 200 juifs mais aussi 600 « suspects », des étrangers en situation irrégulière, des tziganes, des homosexuels, des « vagabonds » sans adresse ou quiconque n’aurait pu présenter une carte d’alimentation ou sortirait de prison.
La jeune victime d’alors qui s’est exprimée sur le sort de sa famille précise qu’après plusieurs jours passés dans un contexte éprouvant et après avoir pu justifier de leur identité, ils ont pu regagner Marseille où ils ont été hébergés chez des proches.
En effet, le 1er février 1943, débute de dynamitage des immeubles du Vieux-Port. En vingt jours, ce sont plus de 14 hectares qui sont rasés et un épais nuage de poussière envahira longtemps l’atmosphère de Marseille. Une famille qui habitait sur le quai Rive Neuve se rappelle cet épisode cruel. Quand après le tri opéré à Fréjus environ 15 000 évacués reviennent « chez eux », ils découvrent un spectacle apocalyptique.
Si c’est sur l’ordre des Allemands que sont détruites ces habitations du quartier du Vieux-Port, dès le second empire, après avoir investi des quartiers neufs et aérés comme ceux qui ont été bâtis après le percement de la rue de la République (ex-rue Impériale), la bourgeoisie française rêve de se débarrasser des quartiers pauvres situés au Vieux-Port. Cette mauvaise réputation s’accentue encore dans les années 1930 où on parle de Marseille comme du « Chicago de la France ». Ainsi, les urbanistes Jacques Gréber (1933) et Eugène Beaudouin (1942) prévoient-ils la construction d’immeubles neufs sur le Vieux-Port le long du quai de la Mairie.
Cependant, tous les immeubles du quartier ne sont pas détruits. Ainsi plusieurs bâtiments historiques seront épargnés. Il s’agit de l’Hôtel de Ville construit au XVIIème siècle sur les plans de Jean-Baptiste Méolans puis Gaspard Puget, de l’église St Laurent du XIIème siècle, du bâtiment de la douane, de l’Hôtel de Cabre du XVIème siècle, de la Maison Diamantée du XVI/XVIIème siècle, de l’Hôtel Dieu du XVIIIème siècle et enfin du clocher du couvent des Accoules. Le quartier du Panier a aussi échappé au dynamitage. La pègre qui l’avait investi de longue date bénéficiant de la bienveillance des Allemands avec qui elle collabore !
Après l’épisode cruel de la rafle de janvier 1943, le Vieux-Port connaîtra encore une destruction, celle du pont transbordeur que les Allemands dynamiteront en 1944 et dont un seul pilier sera détruit mais qu’il faudra néanmoins démonter pour des questions de sécurité.
Comme le relate Jean-Baptiste Mouttet, sur le site Médiapart, dans un article intitulé Marseille, 1943 : autopsie d’un crime contre les quartiers populaires, « Longtemps, les Marseillais croiseront du regard la balafre des décombres. Aujourd’hui encore, le Vieux-Port est asymétrique. D’un côté, des maisons héritées de l’arsenal des galères voulu par Louis XIV ; de l’autre, les immeubles élevés par Fernand Pouillon dans les années 1950. La tragédie, visible, s’est pourtant estompée de la mémoire des Marseillais et demeure méconnue à l’échelle nationale, malgré l’historiographie existante. »
Il faudra attendre 2019 pour que deux hommes fassent resurgir ces déplorables évènements dans l’actualité. Michel Ficetola, ancien professeur d’Italien, qui fait part de ses recherches à Pascal Luongo, avocat. Ses propos retiennent l’attention du pénaliste auquel son grand-père racontait son évacuation des quartiers du Vieux-Port et le tri à Fréjus.
Fort de ses informations, Pascal Luongo a déposé plainte contre X pour crimes contre l’humanité le 17 janvier 2019, au nom de huit rescapés ou descendants de victimes, « pour un temps non prescrit, en raison d’une atteinte volontaire à la vie, du transfert forcé de population, de la privation grave de liberté physique et des actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances et des atteintes graves physiques et psychiques ». Le 29 mai 2019, une enquête préliminaire a été ouverte par la vice-procureure au parquet de Paris, Aurélia Devos, cheffe du pôle spécialisé dans ce type de crimes imprescriptibles. ©Médiapart
Pour les Marseillais, ce plongeon dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la cruauté nazie et de la collaboration fait aussi écho à la tragédie de la rue d’Aubagne, où l’effondrement de deux immeubles a fait huit morts le 5 novembre 2018, ou encore récemment au drame de la rue Tivoli, même si les causes sont apparemment différentes.
C’est l’histoire de l’urbanisme d’une ville où les quartiers populaires sont encore trop délaissés.
MM
Sources
France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/rafle-a-marseille-en-1943-un-quartier-rase-et-le-petit-rire-de-petain-5191170
La Marseillaise week-end du samedi 28 et dimanche 29 janvier 2023 : « Un quartier plein de vie ».