Depuis qu’on l’annonçait… Médéric Gasquet-Cyrus est intervenu le 25 mars dans la salle André Malraux pour une conférence mémorable sur le parler marseillais.
Doit-on présenter le célèbre chroniqueur de « Dites-le en marseillais » que l’on peut écouter sur les ondes de France Bleu Provence chaque matin de la semaine ? Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, éditeur, expert en soupes d’esques, Médéric Gasquet-Cyrus mène depuis des années des enquêtes sur les usages, sur le fonctionnement et les effets de la langue auprès de la population. À ce titre il est d’abord linguiste et même plus : il est spécialiste en socio-linguistique à l’Université d’Aix-Marseille, où il travaille en tant qu’enseignant-chercheur.
Sa conférence était un événement d’autant plus attendu qu’elle avait été reportée tandis qu’il s’abattait des précipitations extrêmes autour du Mont Carpiagne à l’automne dernier. L’histoire du Parler marseillais venait par ailleurs de marquer une nouvelle date avec le succès phénoménal de Motchus, un jeu rendu célèbre depuis que les Américains s’en sont emparés – à moins que ça soit l’inverse. Les rencontres fortuites ont donc beaucoup compté pour en arriver là, à commencer par celles de l’Olympique de Marseille et des moments de convivialité avant, pendant et après les matchs.
Charles Heim, Président du Carrefour citoyen, a ouvert la soirée en remerciant celles et ceux qui avaient participé à son organisation, dont le Groupo Sant Aloï Bedoulenco investi dans la remarquable décoration de la salle. Le public se trouvait en effet entouré des bannières aux couleurs de la Provence et de la croix azur qui orne le drapeau de Marseille. Profitant du micro, Charles a annoncé le programme des conférences du Carrefour citoyen à venir. Bernard Seignouret a enchaîné par un discours de présentation jubilatoire avant de laisser place au conférencier, lequel a fait son apparition sur les nappes synthétiques de Jump, la musique adoptée dès 1985 par toutes les générations de supporters, ce qui a eu pour effet de procurer à la salle la clameur ardente d’un soir de gala, en filant à tous la peau de galine…
Quelle fut la joie de l’orateur qui a immédiatement déclaré se sentir ici comme chez lui ! Médéric Gasquet-Cyrus a introduit sa conférence par des histoires comme celles-là : des rencontres, des parleurs – pas que des cacous! – , des moments de convivialité qui font que l’on parle le marseillais comme on parle une langue vivante. Et d’abord où est-ce qu’on parle le « marseillais » ? L’étendue géographique de cet usage est limitée, fait remarquer le chercheur, on ne parle marseillais qu’autour de Marseille mais guère au-delà, car très vite le lexique est plus spécifique, comme c’est le cas à Gap, au-delà de Toulon ou encore d’Arles. Autre remarque introductive : le lexique du parler marseillais ne suffit pas non plus à le définir en soi comme une langue. Puisqu’il n’y a aucune différence entre la grammaire française et celle du parler marseillais, nous apprend le socio-linguiste, le parler marseillais c’est du français à part entière !
La faculté de parler d’une langue (et non de parler une langue) est la spécialité des linguistes. Auguste Brun fut le premier d’entre eux à s’être intéressé à la façon de parler à Marseille et c’était en 1931, explique Médéric Gasquet-Cyrus. Il faut entreprendre une sorte d’archéologie du parler marseillais pour voir le phénomène passer de l’oral à l’écrit, ce à quoi se prête le chercheur en expliquant notamment que c’est à partir du milieu des années 1980, avec les travaux du journaliste et auteur Robert Bouvier, que les parleurs du marseillais voient s’écrire ce qui ne se faisait jusqu’alors que se dire.
La culture, que l’enseignant-chercheur mobilise à la fois comme un objet et ce dans quoi il se situe lui-même, a joué un rôle majeur pour propager et amplifier des usages locaux du parler marseillais. On pense aux radios libres, au cinéma avec l’œuvre de Robert Guédiguian, à la littérature dans les romans de Jean-Claude Izzo notamment. Mais, souligne le maître de conférence en passeur de savoir captivant, les parleurs du marseillais avaient déjà vu leur dialecte se modifier avec l’abandon du provençal au profit du français. La bascule s’est faite au tournant des années 1950. Certes, il y avait eu auparavant l’œuvre de Marcel Pagnol ; toutefois l’académicien ne pouvait se permettre de diffuser des manières de parler qui n’auraient pas été comprises en son époque. Médéric Gasquet-Cyrus fait également souvent référence à l’œuvre de Thyde Monnier à cet égard, tout autant attentive et tournée vers les pratiques méridionales et marseillaises avec une approche quasi ethnographique.
Fruit du contact entre plusieurs langues et plusieurs usages d’une même langue, poursuit l’orateur, le parler marseillais a bénéficié et s’enrichit constamment de plusieurs apports au fil des migrations des populations venues de différents pays. Le parler marseillais puise dans le piémontais, le sicilien, le napolitain comme c’est le cas lorsqu’on dit « faire le santibelli ». Autre exemple qui mérite un détour par l’histoire : lorsqu’on dit être entré « aouf » à une conférence comme celle de ce soir (et oui, elle était gratuite), on emploie un mot qui, avant d’être remonté par l’arabe, provient du latin. Le mot tire en effet son origine de l’époque où des ouvriers romains inscrivaient A.U.F.O. sur les rondins de bois en libre circulation sur l’Arno, car destinés à la construction des églises : personne n’avait rien à payer pour la circulation de ces biens du fait de la contribution commune ; ils étaient Ad Usum Fabricare Operis. On les avait aouf quoi !
Puis le linguiste emploie les grands moyens en nous livrant des observations réalisées en laboratoire à l’aide de spectrographe. Il s’agit d’observer sous forme d’image les représentations des sons du parler marseillais à partir d’enregistrements. Résultat : outre le provençal qui nous influence, nous accolons certains sons en plus au fil des mots. Cela fait d’ailleurs de nous qui parlons avè l’assa-an des polyglottes rusés, car si le parler marseillais place des « g » à la fin des voyelles nasales (répétez : UN bON vIN blANc, elles sont toutes là), c’est pour mieux les esquiver face aux Parisiens ! Que dire en comparaison avec la consonance des mots anglais qui se terminent en -ing ? C’est le même mouvement de l’appareil phonatoire quand on l’observe de près, on le commence mais on ne réalise pas le son [ɡ]. Voilà le point g du parler marseillais remis à sa place par le linguiste !
Que n’entend-t-on pas dire aussi sur la prononciation du mot « pneu » en « peu-neu » ? En fait cela permet de rouler plus loin parce que, dans le parler marseillais analyse scrupuleusement le chercheur, on met partout un peu plus de pression. Applaudissements nourris. Médéric Gasquet-Cyrus se demande néanmoins si à force d’être comme le tambour de Cassis, la suite de son intervention tiendra vraiment dans les temps. Faï tira ! voulait dire le public.
Avide d’anecdotes, le chercheur profite des échanges avec la salle pour ouvrir une parenthèse. Celle-ci nous conduit à explorer la question qu’il avait abordée le matin même à la radio dans sa chronique « Dites-le en marseillais » . Assez dérisoire pour qui n’est pas bédoulen, cette piste de recherche véritable, authentique, ne pouvait susciter que la plus haute attention dans l’auditoire tant elle était susceptible de bouleverser les efforts entrepris dans le rayonnement de la commune. On trouve en effet des traces du mot « bédoule » dans des noms de rue et dans certains récits, mais attention, des récits véhéments et mobilisateurs d’injures les plus sordides.
Médéric Gasquet-Cyrus a mené ses recherches et il est formel : l’emploi du mot bédoule remonte au 19ᵉ siècle dans un texte rédigé en provençal, extrait d’une étude sur les rues et le port de Marseille. C’est l’histoire d’un peintre aux mains de pàti, raconte l’infatigable conteur – songeant malgré tout à sa promise mauresque – employé par un cabaretier pour la réfection d’un mur. Ce dernier exprime son mécontentement à l’artisan tant la peinture dégouline de partout ailleurs que sur le mur. Dans ce récit le mot bédoule est associé à un lieu où l’on pratique l’équarrissage des bêtes dépourvues de valeur marchande. Quelle injure ! Si l’on ne dit plus guère d’aller à la bédoule pour presser quelqu’un de dégager de son horizon, pire, d’aller se pendre, l’équivalent serait aujourd’hui de dire : « aller ah, va te jeter aux Goudes… » Curieuse manière tout de même que d’enjoindre les gens à ne plus exister quand il disposent encore du langage pour se débrouiller.
Et voilà que se profile la conclusion de la conférence : ce dont une langue peut devenir capable, et qui, en retour, rend capables celles et ceux qui la parlent. Le cas de la formation des mots dans le parler marseillais est assez emblématique de cette capacité. Observons par exemple le suffixe -ade, avance le conférencier, il est employé pour désigner des fêtes et des moments où c’est la convivialité qui compte. Tout le monde le comprend. On ne peut tenir un registre des « cousinades » tant elles sont nombreuses par chez nous. Or, un rien nous autorise à accoler -ade à d’autres radicaux. Et certains néologismes s’aventurent encore plus loin. On connaît le mot « arapède » employé pour parler d’une personne collante. Qu’en est-il de sa dérivation « désarapéder », comme un député à l’Assemblée nationale qui voudrait se désarapéder d’une majorité en place, interroge le conférencier ? Quand bien même l’usage en serait controversé, il semble cohérent d’employer tout ce qui se prête à faire sens pour se comprendre. C’est du moins une clé pour déjouer pas mal de frontières sur la planète. On voit à quoi l’orateur fait référence, au moment où des nationalismes qui s’affrontent laissent derrière eux des populations en détresse.
Après la conférence le public a eu la possibilité de rejoindre le spécialiste du parler marseillais pour une séance de dédicaces et de photos. Chacun a pu glaner des renseignements supplémentaires à propos de mots et d’expressions comme ce curieux verbe fousquiner et quelques subtilités anatomiques autour de l’aguintage des alibofis… Certains ont même attendu les douze coups de minuits pour jouer encore à Motchus – il était urgent au matin qu’ils se désensuquassent. De l’avis de tous ce fut une superbe soirée qui appelle à de nouveaux moments de convivialité, telles des bédoulinades, pour que chacun puisse tchatcher des mots de chez nous et d’ailleurs.